P. Emmanuel Besnard : « Quelques défis éducatifs révélés par l’assassinat de Samuel Paty »

Le 2 novembre, enseignants et élèves ont repris le chemin de l’école, du collège, du lycée. Le père Emmanuel BESNARD, salésien de Don Bosco, éducateur spécialisé et directeur de Valdocco Formations, propose quelques pistes de réflexion, après le drame de Conflans-Saint-Honorine.

Ça y est, les enseignants retrouvent leurs établissements scolaires avec pour certains une appréhension, pour d’autres « la boule au ventre ». Le tragique assassinat de Samuel Paty est dans bon nombre d’esprits d’adultes et de jeunes. Il risque d’impacter durablement tant les manières d’aborder certains sujets en classe que la qualité des relations pédagogiques entre élèves et enseignants.

Plus largement, ce terrible événement est venu révéler toute la complexité et la difficulté à éduquer sur certaines thématiques – religieuses, historiques et politiques – lorsque parents et enseignants ne partagent pas les mêmes visions.  Pourtant, à la faveur du confinement et de la mise en œuvre d’une continuité pédagogique école – famille, beaucoup d’enseignants s’étaient réjouis des rapprochements opérés avec certaines familles. Nous pouvons craindre que cet attentat mette à mal ces avancées encourageantes.

Car l’émotion du choc passée, nombreuses sont les voix à s’exprimer sur les écrans et les réseaux sociaux, les uns pour revendiquer la liberté de caricaturer le Prophète, et les autres pour revendiquer le droit d’être respectés dans leur foi. Ces débats sont légitimes et nécessaires pour lutter plus efficacement contre l’extrémisme islamiste. Mais ils courent le grand risque de faire oublier qu’à l’origine de ce drame, il y a une question éminemment éducative : comment accompagner les adolescents sur leur chemin d’humanité et de foi ?

Alors je me prends à rêver. Et si cette question nous convoquait à élaborer ensemble les communs auxquels nous sommes collectivement attachés[1] ? Et si cette question nous rendait plus attentifs aux besoins éducatifs des adolescents ? Et si cette question nous permettait de co-éduquer les plus jeunes de notre pays ?

Relever ensemble un tel défi éducatif ne me semble possible qu’à partir de trois conditions.

Tout d’abord, il s’agit de rester ferme sur la nécessaire construction d’une fraternité respectueuse de chaque personne. Troisième pilier de notre devise nationale, la fraternité permet de réguler les piliers de la liberté et de l’égalité. Elle constitue cet universel commun à partir duquel un vivre-ensemble devient possible, et à partir duquel des citoyens se relient en-deçà et au-delà de leurs différences.

Ce désir d’éduquer à la fraternité doit interroger nos pratiques éducatives : comment faire exister des espaces-temps où se rencontrent des jeunes de différentes cultures, de différentes religions, de différentes opinions politiques ? Comment les  investir et les habiter ? Comment les penser pour qu’ils permettent la rencontre, le dialogue fraternel, voire une saine conflictualisation des différences de points de vue ?

Ensuite, nous devons relever ensemble le défi de l’accompagnement des besoins spirituels des jeunes que nous rencontrons. Nous vivons dans un pays où la notion de besoins spirituels ne pose aucune difficulté dans le domaine de l’accompagnement de personnes en fin de vie, mais peine à être reconnue dans le domaine de l’accompagnement éducatif d’adolescents. Pourtant, n’y a-t-il pas durant l’adolescence un inévitable travail de deuil au monde de l’enfance pour construire sa personnalité d’adulte ? Dans le réseau Don Bosco, nous[2] aimons définir les besoins spirituels des jeunes autour de trois axes : le besoin d’être relié à plus grand que soi, le besoin de développer une intériorité et le besoin de s’associer à d’autres pour construire une société plus juste et plus fraternelle. A la suite de ce drame, il apparait crucial de prendre réellement en considération ces besoins de l’adolescent et d’entrer en dialogue avec toutes celles et ceux qui tentent de répondre au mieux à ces besoins, que ce soit à l’école, dans les familles, et au sein des tiers-lieux éducatifs des quartiers.

Enfin et surtout, il devient impératif et urgent de mettre en place les conditions d’une co-éducation ajustée entre école, famille et cité. Dans une tribune de La Croix[3], D. Quinio nous interpelle fort justement « sur le temps qu’il faut pour faire d’un enfant, élevé par ses parents, éduqué par ses enseignants, accompagné par ses pairs et nombre d’animateurs sportifs ou culturels, des citoyens éclairés, capables d’écouter ceux qui ne pensent pas comme lui, d’argumenter et d’exprimer ses désaccords. Avec des mots et non des armes. » Il faut certes du temps. Mais il faut également de la volonté.

Bien sûr, cette co-éducation s’élaborera singulièrement dans chaque situation. Si certaines situations demanderont d’être inventif pour rejoindre et encourager les parents à (re)venir à l’école, ou pour activer l’animateur du quartier proche de l’adolescent ; d’autres demanderont d’ajuster la présence des parents, voire de s’appuyer sur un (ou plusieurs) partenaires du quartier pour y parvenir.

Il est urgent qu’enseignants, parents, animateurs et éducateurs s’assoient autour de la table de la concertation pour co-construire des réponses innovantes et adaptées pour accompagner les jeunes, particulièrement ceux qui se révèlent fragiles et/ou en difficultés.

Qui sait ? Si nous faisons ainsi demain, peut-être pourrons-nous éviter de tels drames. Car nous aurons contribué à développer la fraternité dans les collèges et les quartiers, nous aurons mieux accompagné les besoins spirituels des adolescents, et nous les aurons engagés dans la construction d’une société plus juste et fraternelle à laquelle eux et leurs familles aspirent.

Ces dernières heures, beaucoup parlent de guerre contre l’extrémisme islamiste. N’oublions pas que « l’éducation est l’arme la plus puissante que l’on puisse utiliser pour changer le monde[4] »

P. Emmanuel BESNARD

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[1] Dans une récente étude réalisée par l’IFOP et la Fondation Jean Jaurès, 67% des jeunes (moins de 25 ans) de confession musulmane se reconnaissaient attachés à la laïcité car elle leur permet de vivre librement leur religion en France.

[2] Je développe ici des idées élaborées avec Myriam Maréchal, responsable du Service Formation, lors d‘actions de formation auprès d’enseignants et de travailleurs sociaux du réseau.

[3] D Quinio, Un temps pour éduquer, La Croix daté du 26 octobre 2020

[4] Citation de Nelson Mandela