Chaque année, en janvier, suivant une tradition bien salésienne, le recteur majeur adresse à la famille salésienne du monde entier un texte intitulé « L’Etrenne ». En cet été 2021, et alors que l’on célébrera l’an prochain les 400 ans de la mort de François de Sales, que Jean Bosco aimait particulièrement et à qui il a confié sa congrégation naissante en la nommant « société de saint François de Sales » , Don Ángel Fernández Artime annonce que le fil conducteur de l’Etrenne de l’année 2022 sera consacré à la spiritualité du saint d’Annecy.
Il l’a détaillé dans un courrier rendu public il y a quelques jours :
« Chers Frères, Sœurs et Amis,
Il y a tout juste six mois, nous remettions l’Étrenne de la nouvelle année aux Filles de Marie Auxiliatrice – comme le veut notre tradition depuis Don Bosco – et à toute la Famille Salésienne.
Six mois plus tard, on me demande de présenter ce qui pourrait être le fil conducteur de la nouvelle Étrenne pour l’année 2022 et ce, à l’avance pour respecter les différents rythmes des hémisphères où se situent les présences salésiennes. Je le fais bien volontiers en espérant que cela puisse aider de quelque manière.
Et évidemment, pour cette année 2022 où nous célébrerons le IVème Centenaire de sa mort, le thème ne pouvait être que celui de la Spiritualité de saint François de Sales,[1] source de l’esprit salésien de Don Bosco, où s’abreuvait notre Père et Fondateur et à laquelle il se référait à tout moment, surtout lorsqu’il s’agissait de bien définir le style d’éducation et d’évangélisation – pour le dire avec notre langage actuel – de la Congrégation Salésienne naissante : « Nous nous appellerons Salésiens. »[2]
Nous savons que Don Bosco était vraiment émerveillé par la figure extraordinaire de ce saint qui était pour lui une véritable source d’inspiration, particulièrement parce qu’il était un véritable pasteur, un maître de charité et un travailleur infatigable pour le salut des âmes.
Jeune séminariste, Jean Bosco prit cette résolution avant son ordination sacerdotale : « La charité et la douceur de saint François de Sales me guideront à chaque instant. » Et en écrivant les « Mémoires de l’Oratoire », Don Bosco déclare : « [L’oratoire] commença à s’appeler Saint- François-de-Sales […] parce que cette forme de ministère exigeant de notre part beaucoup de calme et une grande douceur, nous nous mîmes sous la protection de ce saint pour qu’il nous obtienne du Seigneur la grâce de pouvoir l’imiter dans son extraordinaire mansuétude et dans sa conquête des âmes. »[3]
Naturellement, l’Étrenne de cette année sera aussi une magnifique occasion de se reconnaître et se retrouver dans la spiritualité de saint François de Sales, et d’apprécier encore plus les belles caractéristiques de l’esprit salésien de Don Bosco, ainsi que les valeurs profondes de la spiritualité salésienne des jeunes. Sans aucun doute, nous nous retrouverons beaucoup en elles et nous nous sentirons appelés aujourd’hui à être « davantage Salésiens » dans notre Famille Salésienne, c’est-à-dire plus imprégnés de l’esprit de saint François de Sales, un esprit qui imprègne notre salésianité en tant que Famille de Don Bosco.
Appartenir complètement à Dieu, en vivant en plénitude la présence dans le monde
On pourrait dire que c’est la proposition la plus « révolutionnaire » de saint François de Sales. Le Pape émérite Benoît XVI l’a exprimé avec la profondeur et la beauté habituelles de son écriture quand il dit que la grande invitation que François de Sales fait aux chrétiens est d’« appartenir complètement à Dieu en vivant en plénitude la présence au monde et les devoirs de son propre état : « Mon intention est d’instruire ceux qui vivent en villes, en ménages, en la cour […] » (Préface de l’Introduction à la vie dévote). Le document par lequel le Pape Pie IX, plus de deux siècles après, le proclamera docteur de l’Église insistera sur cet élargissement de l’appel à la perfection, à la sainteté. Il y est écrit : » [la véritable piété] a pénétré jusqu’au trône des rois, dans la tente des chefs des armées, dans le prétoire des juges, dans les bureaux, dans les boutiques et même dans les cabanes de pasteurs […] » (Bref Dives in misericordia [Riche en miséricorde], 16 novembre 1877). C’est ainsi que naissait cet appel aux laïcs, ce soin pour la consécration des choses temporelles et pour la sanctification du quotidien sur lesquels insisteront le Concile Vatican II et la spiritualité de notre temps. L’idéal d’une humanité réconciliée se manifestait, dans l’harmonie entre action dans le monde et prière, entre condition séculière et recherche de perfection, avec l’aide de la grâce de Dieu qui imprègne l’homme et, sans le détruire, le purifie, en l’élevant aux hauteurs divines. »[4]
Bien sûr, nous trouvons la source de cette spiritualité dans tant de gestes et de paroles de notre Seigneur dans l’Évangile ; et nous la trouvons dans la simplicité de la proposition de Don Bosco à ses garçons, avec le langage et dans le contexte ecclésial du XIXème siècle.
Alors, comment ne pas veiller à ce qu’elle soit pour nous aussi notre source d’inspiration et notre proposition pastorale et spirituelle pour aujourd’hui ?
La centralité du cœur
Lors de sa formation à Paris, ce qui déclenche sa conversion chez François, c’est une lecture approfondie du Cantique des Cantiques, sous la direction d’un Père Bénédictin. C’est une lumière qui colore à la fois toute sa perception de Dieu et de la vie humaine, du cheminement individuel et des relations avec toute personne.
Même dans le symbole qu’il choisit pour la Visitation, on voit combien le cœur est le signe le plus parlant de tout son héritage humain et spirituel : un cœur transpercé de deux flèches : l’amour de Dieu et l’amour du prochain, auxquels allaient correspondre aussi les deux traités qui synthétisent toute sa pensée et son enseignement. Le premier – le « Traité de l’amour de Dieu » – est le fruit de sa patiente œuvre de formation au premier groupe de Visitandines : ce sont les conférences écrites et éditées en un livre. C’est aussi la base de la formation de Marguerite Marie Alacoque qui, 51 ans après la mort de François, reçoit les révélations qui ouvrent la voie dans l’Église à la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. De l’autre traité – sur l’amour du prochain – il ne reste que l’index, en raison de la mort prématurée de François, le 28 décembre 1622, à l’âge de 55 ans.
L’humanisme de François, son désir et sa capacité d’entrer en dialogue avec tous, la grande valeur qu’il accorde à l’amitié, si importante pour l’accompagnement personnel dans la façon dont Don Bosco l’interprétera…, tout est construit sur les bases solides du cœur, tel que François l’a vécu.
Entre Providence et bonté affectueuse (« amorevolezza »)
Deux reflets de sa manière de ressentir le cœur de Dieu et d’ouvrir son cœur à ses frères, intimement liés l’un avec l’autre, sont son sens de la Providence et sa manière d’approcher et d’interagir avec chaque personne, c’est-à-dire sa proverbiale douceur ou sa bonté affectueuse (« amorevolezza »).
La confiance en la Providence de François a des racines qui lui viennent de sa formation à Paris et à Padoue : la « sainte indifférence » : je me confie sans réserve au cœur de Dieu, et cela me dispose à embrasser tout détail que me présente la suite des événements et des circonstances, jour après jour. Je n’ai « rien à demander et rien à refuser » par rapport à toutes choses que je sais être entre les mains de Dieu. Paul regardait dans la même direction lorsqu’il écrivait aux Romains : « Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu’ils sont appelés selon le dessein de son amour. Ceux que, d’avance, il connaissait, il les a aussi destinés d’avance à être configurés à l’image de son Fils, pour que ce Fils soit le premier-né d’une multitude de frères. » (Rm 8, 28-29)
La douceur du cœur, avant d’être en premier lieu dirigée vers le prochain, même quand il est antipathique et loin d’être un personnage agréable, c’est le reflet de la même confiance, cette fois à l’égard du cœur humain, toujours ouvert à l’action de Dieu et toujours destiné à la plénitude de la vie. Douceur et bonté affectueuse (« amorevolezza ») sont des approches missionnaires visant à faciliter autant que possible, en toute circonstance et situation, cette rencontre entre grâce et liberté dans le cœur de ceux que j’ai devant moi. Ce n’est donc pas seulement une question de savoir-vivre.
Si l’on pense à la façon dont Don Bosco a réinterprété cette bonté affectueuse dans son Système éducatif, on comprend à quel point sont profondes les motivations qui le nourrissent, exactement comme ce fut le cas pour François de Sales.
Le stage missionnaire dans le Chablais et le « Da mihi animas » de Don Bosco
La dure expérience d’évangélisation dans le Chablais entre 1593 (discours comme Prévôt) et 1596 (les messes de Noël à Thonon) est celle où la mission donne le ton concret de toute sa vie. C’est extrêmement difficile (« ici tout le monde a des insultes sur les lèvres et des pierres dans les mains ») mais c’est une crise qui fait grandir et transforme le missionnaire d’abord, avant même ses destinataires.
Il est aussi très intéressant de lire ces années-là comme une pédagogie eucharistique. L’Eucharistie visible, célébrée, avec grand concours de peuple, portée en procession… après des années de vide (Noël 1596…), est le point d’arrivée d’un long désert où c’est lui qui vit de l’Eucharistie et s’en fait la présence de manière cachée, parmi des gens précédemment hostiles, et de qui il s’approche pour s’en faire des amis, un par un.
Tenant compte du fait que nos présences salésiennes se trouvent en grande partie parmi les non-catholiques, cette spiritualité eucharistique devient prophétique : de l’intérieur du missionnaire, elle atteint avec une grande patience et persévérance ceux à qui nous sommes envoyés, sans renoncer à l’annonce explicite, mais en sachant attendre les longs temps de Dieu, et sans attendre que les fidèles remplissent les églises, mais en se mélangeant au troupeau où qu’il soit et tel qu’il est…
Et avec l’Eucharistie et sur la même longueur d’onde, l’on situe la centralité de la croix et la confiance en Marie.
Et tout cela nous parle de la passion éducative et de la passion de l’évangélisation de Don Bosco : dans la présence du Seigneur dans l’Eucharistie et dans la forte présence de Marie dans la vie de l’Oratoire, il trouvait la force quotidienne, au milieu de ses jeunes, de faire du « Da mihi animas, cætera tolle » une réalité.
Mais comment communiquer ?
François de Sales est le saint Patron des journalistes et il vaut la peine de saisir son charisme de communicateur. D’une part, dans son charisme, on constate un splendide accord entre l’amour et l’intérêt pour la réflexion, la culture, l’humanisme dans ses plus belles expressions à promouvoir, encourager, harmoniser en créant et en favorisant le dialogue entre ceux qui sont les plus capables et les plus riches dans ces domaines. D’autre part, François de Sales est un maître de la communication pour tous, un grand diffuseur eu égard aux moyens et aux conditions de son temps. Il suffit de penser à la quantité énorme de lettres sur lesquelles s’est condensée une partie, certes non négligeable, de son apostolat d’Évêque et de Saint.
En cela aussi, nous avons en Don Bosco un disciple qui épouse le zèle du maître, avec les nouveaux moyens à sa disposition (la presse populaire « de masse ») : 318 ouvrages publiés par Don Bosco en 40 ans… en moyenne une publication en moins de deux mois à chaque fois. Et en même temps, c’est pour nous un message très actuel et un vrai défi, dans le monde d’aujourd’hui où la communication est au centre de la réalité.
François de Sales dans la manière d’accompagner les jeunes de Don Bosco : les charismes fleurissent et portent du fruit les uns dans les autres.
Il y a une véritable « communion des saints » dans l’art éducatif et spirituel de Don Bosco, qui ne vient pas de rien, mais se nourrit de racines profondes, œuvre de l’Esprit dans l’histoire de l’Église qui l’a précédé. Ce n’est ni un ajout ni une réplique : c’est plutôt une nouvelle floraison et une nouvelle fructification qui se nourrit de cette œuvre de l’Esprit qui a animé l’Église avec François d’Assise et Ignace, avec Dominique et Thérèse d’Avila.
Une belle proposition pour l’aujourd’hui de l’Église et, sans aucun doute, de la Famille Salésienne de Don Bosco, sera à juste titre de grandir dans l’art d’accompagner le chemin de la foi, particulièrement de tant de garçons, de filles et de jeunes du monde entier qui ne connaissent pas Dieu et qui, en même temps, ont aussi faim et soif de Lui souvent sans le savoir. Il est très salésien de vraiment sentir et croire que chaque personne a besoin d’un « ami de l’âme »[5] en qui pouvoir trouver conseil, aide, accompagnement et amitié.
Je conclus cette brève présentation des grandes lignes que pourrait développer l’Étrenne de 2022 destinée à toute la Famille Salésienne de Don Bosco, par l’invitation que nous fait le Pape Benoît XVI, à la fin de son discours, nous demandant qu’en « esprit de liberté », nous suivions le témoignage exemplaire de François de Sales, véritable exemple de cet humanisme chrétien qui nous fait sentir qu’en Dieu seul on trouve la pleine réalisation du désir et de la nostalgie que nous éprouvons pour Lui : « Chers frères et sœurs, à une époque comme la nôtre qui recherche la liberté, parfois par la violence et l’inquiétude, ne doit pas échapper l’actualité de ce grand maître de spiritualité et de paix, qui remet à ses disciples l’ « esprit de liberté », la vraie, au sommet d’un enseignement fascinant et complet sur la réalité de l’amour. Saint François de Sales est un témoin exemplaire de l’humanisme chrétien ; avec son style familier, avec des paraboles qui volent parfois sur les ailes de la poésie, il rappelle que l’homme porte inscrite en lui la nostalgie de Dieu et que ce n’est qu’en Lui que se trouve la vraie joie et sa réalisation la plus totale. »[6]
Père Ángel Fernández Artime, SDB
Recteur Majeur
Rome, 22 juillet 2021
[1] Cf. Saint François de Sales à Jeanne Françoise de Chantal : « Voici la règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres : IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR, ET RIEN PAR FORCE ; IL FAUT PLUS AIMER L’OBÉISSANCE QUE CRAINDRE LA DÉSOBÉISSANCE. Je vous laisse l’esprit de liberté, non pas celui qui exclut l’obéissance, car c’est la liberté de la chair ; mais celui qui exclut la contrainte et le scrupule ou empressement. » (Lettre 234 à Jeanne Françoise de Chantal. 14 octobre 1604, in Œuvres de saint François de Sales, XII, 359, cité in E. Alburquerque Frutos, Una spiritualità dell’amore: San Francesco di Sales, Turin, Elledici 2008, 46).
[2] Cf. P. Chávez Villanueva, Salesiani da centocinquant’anni [Salésiens depuis cent cinquante ans] Rome, LEV 2019, 40.
[3] G. Bosco, Memorie dell’Oratorio di S. Francesco di Sales dal 1815 al 1855, in ISS, Fonti salesiane 1. Don Bosco e la sua opera, Roma, LAS 2014, 1244. (Pour l’édition française, cf. Don Bosco, Souvenirs autobiographiques, Apostolat des Éditions, Paris, 1978, p. 146, traduction d’André BARUQ).
[4] BENOÎT XVI, Audience Générale, salle Paul VI, mercredi 2 mars 2011.
[5] G. Bosco, op. cit., 1184. [Dans l’édition française, op. cit., p. 130].
[6] Ibidem